La prison d’Ushuaia, le pénitencier du Bout du Monde

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Dans l’imaginaire collectif, Ushuaia incarne le voyage sans retour, cette « Sibérie argentine » plantée aux confins du monde habité. Le pénitencier qui s’y dresse fut, durant un demi-siècle, la prison la plus méridionale de la Terre : un lieu d’exil absolu où l’Argentine reléguait ses criminels les plus dangereux. Tel Alcatraz ou le bagne de Cayenne, ce pénitencier interroge notre rapport à la mémoire carcérale. Il n’a d’ailleurs cessé d’alimenter les récits : en 1934, Roberto Arlt en tira des chroniques marquantes qui révélèrent au pays cette réalité australe, tandis que Jules Verne, avec son « Phare du bout du monde », créait déjà autour de la Terre de Feu un imaginaire de désolation et d’isolement extrême. Pourtant, le paradoxe demeure : comment un instrument de répression est-il devenu le cœur battant d’une cité et l’attraction phare de toute une région ? Retour sur une métamorphose aussi improbable que fascinante.

L’histoire méconnue du pénitencier d’Ushuaia

Quand une prison a donné naissance à Ushuaia

Vue du ciel, la prison du bout du monde dévoile sa structure en étoile, pensée pour surveiller chaque aile depuis un point central, à l’image des pénitenciers du XIXᵉ siècle.

Le pénitencier d'Ushuaia, construit à partir de 1902 et inauguré en 1920, est bien plus qu'une ancienne prison : c'est le berceau même de la ville. Conçu pour isoler les criminels les plus dangereux tout en affirmant la présence argentine en Terre de Feu, l'établissement s'inspirait du modèle panoptique avec cinq ailes rayonnant autour d'un centre de surveillance. Les détenus ont bâti une grande partie d'Ushuaia. Aujourd'hui transformé en Musée Maritime et du Presidio, le bagne reste le symbole fondateur d'une cité née aux confins du monde.

Un projet stratégique pour occuper le sud argentin

L’installation de la prison répondait à une vision stratégique du gouvernement argentin. À la fin du XIXᵉ siècle, la Terre de Feu était un territoire disputé entre l’Argentine et le Chili. Le président Julio Argentino Roca décida d’y établir un bagne, s’inspirant des modèles pénitentiaires de la Guyane française et de l’Australie britannique, afin d’affirmer la souveraineté argentine et de favoriser l’implantation durable d’une population.

"L'installation du bagne à Ushuaia fut l'une des décisions géopolitiques les plus astucieuses jamais prises par le gouvernement argentin," explique le Dr. Eduardo Martínez, historien spécialiste de la Patagonie. "En établissant cette institution, l'Argentine a non seulement affirmé sa souveraineté de manière concrète, mais a également créé les conditions pour un développement urbain durable dans une région jusque-là considérée comme inhabitable."

La stratégie a porté ses fruits : en quelques décennies, une ville s’est construite autour de la prison. Fonctionnaires, gardiens et leurs familles formèrent le premier noyau de population, suivis par des commerçants et des colons encouragés par les autorités. De quelques dizaines d’habitants avant l’arrivée du pénitencier, la population d’Ushuaia dépassait déjà 2 000 personnes en 1947, année de la fermeture de l’établissement.

Les prisonniers, bâtisseurs involontaires d'une ville

Les détenus du pénitencier ont été au cœur de la naissance d’Ushuaia. Ce sont eux qui ont tracé le chemin de fer, aujourd’hui connu sous le nom de Train du Bout du Monde, et qui ont construit l’essentiel des infrastructures de la ville : hôpital, églises, routes, ponts, et même le phare Les Éclaireurs, au cœur du canal de Beagle. Leur travail, accompli dans des conditions glaciales et souvent extrêmes, a profondément marqué le paysage et le patrimoine de la ville.

"Sans le travail des forçats, il est probable qu'Ushuaia n'existerait pas sous sa forme actuelle," affirme Juan Carlos Lovece, directeur du Musée Maritime et du Presidio. "Leur contribution forcée a permis de surmonter les immenses défis logistiques que posait la construction d'une ville dans un environnement aussi hostile."

Les prisonniers les plus célèbres du pénitencier d’Ushuaia

Le bagne d’Ushuaia a abrité des détenus dont les histoires ont marqué son passé. Certains sont devenus légendaires par leurs crimes ou leurs tentatives d’évasion spectaculaires, rappelant les destins complexes, souvent tragiques, de ceux qui y furent enfermés.

Cayetano Santos Godino, « El Petiso Orejudo »

Chaque matin, les détenus du bagne d’Ushuaia marchaient en file indienne à travers la neige pour rejoindre les chantiers forestiers, sous la surveillance constante des gardiens.

L'un des prisonniers les plus tristement célèbres est Cayetano Santos Godino, surnommé "El Petiso Orejudo" (le petit aux grandes oreilles). Ce tueur en série argentin, responsable de la mort de plusieurs enfants, a été incarcéré en 1923. Son cas a suscité une grande attention médiatique et a été largement étudié par les psychiatres de l'époque.

Simón Radowitzky

Simón Radowitzky, un anarchiste d'origine ukrainienne, est un autre détenu célèbre. Condamné pour l'assassinat du chef de la police de Buenos Aires en 1909, il a été envoyé en détention. Malgré les conditions difficiles, Radowitzky est devenu un symbole de résistance et a finalement été gracié en 1930 après une campagne internationale en sa faveur.

Les évadés légendaires

Le pénitencier a également vu plusieurs tentatives d'évasion mémorables. L'une des plus célèbres est celle de trois détenus qui ont réussi à s'échapper en 1933. Après avoir traversé des terrains hostiles et bravé des températures glaciales, ils ont finalement été repris, mais leur histoire est devenue légendaire, montrant la grande détermination des détenus.

Les prisonniers politiques

En plus des criminels de droit commun, le bagne a également accueilli des détenus politiques. Ces détenus, souvent des intellectuels et des militants, ont laissé un héritage littéraire et philosophique important. Leurs écrits, souvent rédigés en secret, donnent un aperçu poignant de la vie quotidienne et des idéaux pour lesquels ils se battaient.

Visiter le Pénitencier du Bout du Monde aujourd’hui

Que découvrir lors de votre visite au Presidio ?

La visite du bagne d’Ushuaia permet de découvrir les anciennes cellules, les couloirs glacés et les récits de prisonniers qui ont marqué l’histoire de cette colonie pénitentiaire australe.

L'ancien pénitencier d'Ushuaia, transformé en musée, plonge les visiteurs au croisement de l'histoire carcérale, maritime et antarctique. Ce complexe de plus de 11 000 mètres carrés accueille chaque année plus de 300 000 visiteurs venus découvrir ce chapitre fondateur de l'histoire patagonne.

Bien plus qu'une simple excursion touristique, la visite est une vérittable invitation à la réflexion sur la condition humaine et sur la manière dont un lieu d'exclusion est devenu un espace de mémoire collective. En parcourant ses couloirs et cellules, vous touchez du doigt l'histoire complexe de la colonisation de la Terre de Feu et du développement d'Ushuaia. Cette capacité à susciter émotion et introspection explique pourquoi cette prison figure parmi les visites les mieux notées de Patagonie : un lieu à ressentir autant qu'à découvrir.

Les 5 incontournables du Pénitencier du Bout du Monde

Lorsque vous franchissez les portes de cet imposant bâtiment de briques rouges, plusieurs espaces méritent particulièrement votre attention :

  1. Le Pavillon n°4

Il forme le cœur émotionnel de la visite. Restaurée dans son état d'origine, cette aile préserve intactes plusieurs cellules avec leurs paillasses spartiates, leurs maigres effets personnels et les graffitis laissés par les détenus. L'atmosphère y est percutante, renforcée par des mannequins grandeur nature représentant gardiens et détenus dans leurs activités quotidiennes. La reconstitution sonore des bruits de la prison (clés, portes métalliques, conversations étouffées) achève de vous plonger dans la réalité oppressante de la vie carcérale. "Ce qui frappe le plus les visiteurs dans le Pavillon n°4, c'est la sensation physique du froid et de l'humidité qui règnent en permanence dans ces cellules," explique Maria Fernandez, guide au musée depuis 15 ans. "Même en plein été, la température y dépasse rarement 10°C, ce qui permet de comprendre immédiatement l'une des principales punitions infligées aux détenus : l'épreuve constante du climat austral."

  1. La Galerie des Prisonniers Célèbres
Vue externe de la prison - Pénitencier du bout du Monde

Elle montre les destins extraordinaires de certains détenus qui ont marqué l'histoire du pénitencier. Vous y découvrez notamment Mateo Geddes, escroc britannique qui réussit l'exploit de s'évader en 1916 en se faisant passer pour un inspecteur des prisons, avant d'être repris trois mois plus tard à Buenos Aires. Ou encore Ricardo Rojas, intellectuel et écrivain emprisonné pour ses opinions politiques, qui écrivit dans sa cellule "Archipiélago", texte majeur de la littérature argentine du XXe siècle.

  1. Le Musée Maritime

Il occupe une autre aile du bâtiment et retrace l'histoire nautique de la région, depuis les canoës yámanas jusqu'aux expéditions antarctiques modernes. Maquettes de navires historiques, instruments de navigation, cartes marines anciennes et objets récupérés d'épaves montrent l'importance cruciale de la mer pour cette région isolée. La reconstitution à l'échelle 1:1 de la cabine du navire "Monte Cervantes", qui fit naufrage dans le canal de Beagle en 1930, figure parmi les highlights de cette section.

  1. L'Aile Antarctique

Cet espace explore les liens historiques étroits entre Ushuaia et le continent blanc. En tant que port le plus proche de l'Antarctique, Ushuaia a servi de base de départ pour d'innombrables expéditions scientifiques et d'exploration. Cette section expose photographies rares, équipements d'époque et témoignages d'explorateurs ayant contribué à la connaissance de ce territoire extrême. Une attention particulière est portée à l'expédition suédoise d'Otto Nordenskjöld (1901-1903), sauvée par la corvette argentine Uruguay après avoir été piégée dans les glaces pendant près de deux ans.

  1. L'Atelier d'Imprimerie

Il est parmi les lieux les plus fascinants du pénitencier. Restauré avec ses machines d'origine, cet atelier était un espace de travail majeur pour les détenus. C'est ici qu'était imprimé le journal local "El Presidio" ainsi que de nombreux documents administratifs pour toute la Terre de Feu. Cet espace explique la philosophie de "réhabilitation par le travail" qui prévalait théoriquement dans l'institution, bien que la réalité fût souvent bien plus brutale.

Comment organiser votre visite

À l’entrée du bagne d’Ushuaia, une statue de gardien en uniforme rappelle la discipline implacable qui régnait dans ce pénitencier du bout du monde.

Pour profiter pleinement du musée, comptez au moins trois heures sur place. Le billet combiné (environ 30 USD) permet d’accéder à l’ensemble du site, mais il existe aussi des formules partielles si vous disposez de moins de temps. La visite peut se faire librement grâce aux panneaux explicatifs multilingues, dont certains en français. Toutefois, les visites guidées offrent un regard plus vivant sur l’histoire du lieu, enrichi par les récits et anecdotes de guides passionnés.

Bonne nouvelle pour les photographes, qui sont les bienvenus : les prises de vue sont autorisées dans la plupart des espaces, à condition de ne pas utiliser de flash dans les zones sensibles. L’éclairage naturel étant parfois faible, pensez à ajuster vos réglages avant de déclencher.

Accès et transport vers le pénitencier du bout du monde à Ushuaia

Se rendre au pénitencier d’Ushuaia permet de découvrir des paysages spectaculaires, au cœur de l’extrême sud de l’Amérique. Une fois en ville, le Museo Marítimo y del Presidio est facile d’accès : il se trouve au 173 rue Yaganes, à environ 10 minutes à pied du port et de la rue principale San Martín.

Pour ceux logeant plus loin, les bus urbains (lignes A et B) desservent les abords du musée, et les taxis sont nombreux et abordables. Si vous arrivez par bateau de croisière, sachez que la plupart des navires proposent des excursions organisées incluant la visite. Cependant, compte tenu de la proximité entre le port et le musée, il est tout à fait envisageable et souvent plus enrichissant d'organiser votre visite par vous-même, ce qui vous permettra d'y consacrer le temps que vous souhaitez.

Quel que soit le moment de l’année, prévoir des vêtements chauds et imperméables est indispensable. Même en été austral, les températures dépassent rarement 15 °C et le climat peut changer brusquement, rappelant ainsi les conditions difficiles auxquelles étaient confrontés les condamnés.

Le voyage jusqu’à Ushuaia : une aventure vers le bout du monde

Le Train du Bout du Monde, autrefois utilisé pour transporter les prisonniers vers les forêts, propose aujourd’hui un parcours touristique au cœur des paysages sauvages de la Terre de Feu.

L’avion reste l’option la plus rapide : l’aéroport international Malvinas Argentinas est à 10 minutes du centre-ville, avec des vols quotidiens depuis Buenos Aires. L’approche, survolant montagnes enneigées et mer, est déjà un spectacle mémorable. La route permet une immersion progressive dans les paysages sauvages : depuis Punta Arenas (12 h avec ferry) ou El Calafate (10–11 h), la traversée de la steppe et de la cordillère fuégienne révèle l’isolement extrême de la ville. Enfin, la mer propose une arrivée romantique et historique via le canal de Beagle, sur les traces des explorateurs et des premiers convois de prisonniers.

Que voir à Ushuaia après la visite du Pénitencier ?

Pour prolonger votre découverte de l’histoire d’Ushuaia et de son pénitencier, voici quelques incontournables :

  • Le Train du Bout du Monde

Ce chemin de fer historique, autrefois utilisé par les prisonniers pour transporter le bois depuis la forêt jusqu’à la ville, fonctionne aujourd’hui comme attraction touristique. Sur 7 km à travers le parc national de la Terre de Feu, il permet de suivre les traces des détenus et de comprendre les conditions dans lesquelles ils travaillaient.

  • Le cimetière d’Ushuaia

Une visite émouvante pour rendre hommage aux condamnés décédés en détention. Certaines tombes sont anonymes ou simplement marquées d’un numéro, rappelant la dimension humaine et tragique de l’histoire pénitentiaire.

  • La bibliothèque municipale et la librairie du musée

Pour approfondir vos connaissances, la bibliothèque conserve des archives liées au pénitencier, consultables sur demande. La librairie du musée propose des ouvrages spécialisés pour prolonger l’exploration après la visite.

  • Une excursion sur le canal de Beagle

Naviguer sur ces eaux tumultueuses permet de ressentir l’isolement extrême qui définissait la vie des détenus. Les côtes déchiquetées, les îles isolées et le vent austral offrent une expérience immersive du “bout du monde”, matérialisant la barrière naturelle qui rendait toute évasion quasi impossible.

Mark
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Mark incarne l'âme aventurière de Korke. Fort de sa connaissance intime de l'Amérique du Sud, il cultive une véritable passion pour ces terres qu'il arpente depuis des années, des sommets de la cordillère aux vallées secrètes.

Expert chevronné, il sait révéler les trésors insoupçonnés du Chili et de l'Argentine, accompagnant ses voyageurs vers l'essence même de ces destinations.

Passionné par l'art de vivre andin, Mark vous invite à explorer la richesse culturelle, historique et œnologique de ces terres d'émotion.