L’ours à lunettes, l’ursidé de la Cordillère des Andes

Faune
L’ours à lunettes, l’ursi...
Dans les hauteurs brumeuses de la cordillère des Andes, un mammifère discret transforme l’écosystème depuis des millénaires. L’ours à lunettes, seul ursidé d’Amérique du Sud, tire son nom des marques blanches qui ornent son visage comme un masque naturel. Pourtant, derrière cette apparence singulière se cache l’un des grands mammifères les moins connus du continent. Pour les peuples quechuas et aymaras, l’Ucumari n’est pas qu’un simple animal. Tissé dans les mythes andins depuis plus de 1 500 ans, il incarne le lien entre le monde terrestre et spirituel, figure dans les céramiques précolombiennes et les danses rituelles contemporaines. Cette dimension sacrée, loin d’être anecdotique, explique en partie pourquoi certaines communautés en deviennent aujourd’hui les gardiennes les plus ardentes. Extrêmement farouche, cet habitant des forêts de nuages se laisse rarement approcher. Pourtant, du páramo équatorien au sanctuaire de Machu Picchu, quelques sites privilégiés offrent désormais la possibilité de l’observer dans son habitat naturel.

L’Ukumari, l’ours le plus austral de la planète

L’ours à lunettes, une espèce unique en Amérique du Sud

On peut parfois voir un ours à lunettes allongé sur le dos dans les arbres, et ses marques blanches autour des yeux lui donnent l’air de porter de véritables lunettes.
On peut parfois voir un ours à lunettes allongé sur le dos dans les arbres, et ses marques blanches autour des yeux lui donnent l’air de porter de véritables lunettes.

Le Tremarctos ornatus, Ukurami en qechua, est le seul ours natif d'Amérique du Sud et le dernier survivant de la sous-famille des Tremarctinae. Cette espèce emblématique de la cordillère des Andes doit son nom aux marques faciales blanches ou crème qui entourent ses yeux, évoquant une paire de lunettes. Ces motifs varient considérablement d'un individu à l'autre : parfois réduits à de simples traits, ils peuvent aussi s'étendre jusqu'à la gorge et le poitrail.

Son aire de répartition s'étend le long de la chaîne andine, du Venezuela jusqu'au nord-ouest de l'Argentine, en passant par la Colombie, l'Équateur, le Pérou et l'ouest de la Bolivie. Il occupe principalement les forêts de nuages andines, ces écosystèmes de moyenne et haute altitude enveloppés de brume.

Physiquement, ce mammifère affiche une silhouette massive et trapue, mesurant entre 1,30 et 1,90 mètre. Sa tête volumineuse et arrondie contraste avec ses petites oreilles et son cou court mais musclé. Son pelage long et dense arbore un noir uniforme sur l'ensemble du corps. Les pattes, robustes et relativement courtes, sont munies de cinq doigts équipés de griffes puissantes. La queue, très courte, reste invisible sous l'épaisse fourrure. Le dimorphisme sexuel est marqué, les mâles étant nettement plus imposants que les femelles.

Comment vit l’Ukurami dans son habitat naturel ?

L'ours à lunettes occupe une amplitude altitudinale remarquable, entre 450 et 4 200 mètres, avec une préférence marquée pour les forêts denses situées entre 1 900 et 2 400 mètres. On le trouve principalement dans les forêts de nuages, mais aussi dans les bosques secs et les matorrales andins. Cette adaptabilité lui permet de pratiquer une migration verticale saisonnière : il descend vers les forêts humides en saison sèche pour se nourrir de fruits et de broméliacées, puis remonte vers les páramos en saison humide pour y trouver jeunes pousses et baies sauvages.

Contrairement à la plupart des ursidés, l’Ukurami est essentiellement végétarien, avec plus de 75% de son alimentation composée de matières végétales. Les scientifiques ont recensé plus de 300 espèces de plantes dans son régime, incluant cœurs de palmiers, fruits de la passion sauvages, avocats et surtout broméliacées du genre Puya, dont il extrait les cœurs riches en nutriments. "L'ours à lunettes possède une adaptation digestive unique qui lui permet de métaboliser efficacement la cellulose des plantes, comparable à celle des pandas," explique la Dr. Ximena Velez-Liendo, spécialiste bolivienne de l'espèce. Cette spécialisation herbivore s'explique par une adaptation digestive unique lui permettant de métaboliser efficacement la cellulose. 

Son rôle écologique dépasse largement celui d'herbivore : chaque individu entretient environ 10 kilomètres carrés de forêt par ses activités de dispersion de graines et de création de clairières, faisant de lui un véritable architecte des écosystèmes andins.

Généralement solitaire, il peut occasionnellement former des rassemblements temporaires lors des périodes d'abondance alimentaire. Sa reproduction, adaptée au climat tropical andin, ne connaît pas d'hibernation et s'étend potentiellement toute l'année, avec un pic entre avril et juin. La gestation différée permet aux naissances de coïncider avec les périodes d'abondance. Les oursons, généralement un à trois par portée, restent avec leur mère environ un an.

Un animal sacré pour les peuples sudaméricains

L'Ukumari occupe une place centrale dans la cosmovision des peuples quechuas et aymaras, qui le considèrent comme un médiateur entre le monde terrestre et spirituel. Son nom même signifie "celui qui apporte la pluie" dans les langues autochtones, révélant son lien ancestral avec les cycles naturels. Les mythologies andines le présentent tantôt comme un ancêtre des humains, tantôt comme gardien des Apus, ces montagnes sacrées. Des céramiques Moche vieilles de plus de 1 500 ans le représentent déjà dans des postures rituelles, tandis que certains géoglyphes Nazca évoquent sa silhouette caractéristique. Dans le folklore contemporain, il apparaît fréquemment dans des récits d'enlèvement de jeunes femmes donnant naissance à des êtres mi-hommes mi-ours dotés de forces extraordinaires. À la fois vénéré et craint, protecteur et dangereux cette ambivalence culturelle se manifeste dans les fêtes traditionnelles où des danseurs masqués l'incarnent dans des chorégraphies symbolisant les cycles de vie et de mort.

Plus récemment, l'espèce a connu une renaissance inattendue grâce à Paddington, le célèbre personnage péruvien créé par Michael Bond. Cette popularité mondiale a paradoxalement bénéficié aux efforts de conservation, augmentant significativement les dons et le volontariat pour sa protection.

Voir un ours à lunettes lors de son voyage en Amérique du Sud

Les meilleurs sites pour observer l’Ukurami

Son observation en milieu naturel représente un défi de taille. Extrêmement discret et méfiant envers les humains, il évite systématiquement le contact, rendant chaque rencontre d’autant plus exceptionnelle. Pourtant, avec de la patience et un accompagnement adapté, plusieurs sites à travers les Andes offrent de réelles opportunités d’observation ou, à défaut, de suivre ses traces.

En Équateur

Parfois, on peut surprendre un ours à lunettes allongé sur le dos dans les arbres, paresseusement en train de grignoter des fruits comme s’il profitait d’un hamac naturel.

La Réserve Écologique Antisana, à deux heures de Quito, figure parmi les spots les plus fiables. Son écosystème de páramo ouvert offre une visibilité exceptionnelle, permettant de repérer les ours se nourrissant de broméliacées à plusieurs centaines de mètres. Les guides locaux connaissent les zones de nourrissage saisonnières et savent interpréter les indices de présence : excréments riches en fibres végétales, griffures sur les troncs de Puya, ou broméliacées fraîchement retournées.

Au Pérou

Le Sanctuaire Historique de Machu Picchu abrite une population remarquablement accessible. Contrairement à d'autres sites, les ours ici se sont progressivement habitués à la présence humaine sans perdre leur comportement naturel. Les gardes forestiers conseillent de se poster en silence près des zones de Chusquea (bambous andins) en fin d'après-midi.

En Colombie

Le Parc Nacional Natural Chingaza, proche de Bogotá, offre des programmes d'observation encadrés dans des écosystèmes de haute montagne. Les guides insistent sur l'importance du silence absolu et des mouvements lents. Le Parc Nacional Natural Tatamá propose des expéditions de plusieurs jours pour les plus aventureux, avec des chances d'observation moins garanties mais une immersion totale dans un habitat vierge. Les gardes-parcs y utilisent des pièges photographiques pour identifier les individus et leurs déplacements saisonniers, informations qu'ils partagent pour orienter les randonnées.

En Argentine

Dans les yungas de Salta et Jujuy, l'observation relève du mythe local. Les récits de rencontres abondent parmi les habitants, mais la densité extrêmement faible et le caractère impénétrable de la forêt rendent l'animal quasi invisible sans équipement technique. Les quelques biologistes ayant confirmé sa présence ont dû multiplier les campagnes infructueuses avant d'obtenir des preuves photographiques. Ici, l'observation directe reste exceptionnelle, même pour les experts les plus expérimentés.

Conseils pratiques des guides de terrain

  • Privilégier l'aube (6h-9h) et le crépuscule pour maximiser les chances
  • Rester immobile pendant de longues périodes sans faire de bruit
  • Porter des vêtements aux couleurs neutres et éviter tout parfum
  • Apprendre à lire les signes indirects : excréments frais, branches cassées à hauteur d'ours, griffures sur les troncs, broméliacées retournées
  • Faire appel aux guides locaux qui connaissent les zones de passage saisonnières selon la disponibilité alimentaire

L’ours à lunettes est-il menacé ?

L’ours à lunettes est menacé par la déforestation et le braconnage, et plusieurs réserves et programmes de protection visent à préserver son habitat fragile dans les Andes.

Classé vulnérable par l'UICN depuis 1982, l’espèce fait face à une réduction progressive de son habitat, principalement due à l'expansion agricole dans les Andes. La déforestation pour les cultures de café, cacao et avocat grignote ses territoires traditionnels, tandis que les conflits ponctuels avec les éleveurs provoquent parfois des représailles. Malgré ces pressions, plusieurs initiatives encourageantes voient le jour. Le Corridor de Conservation Andino-Amazonien vise à maintenir la connectivité entre les populations d'ours sur plus de 2 000 kilomètres à travers six pays. L'écotourisme devient également un levier de protection efficace : les communautés qui accueillent les visiteurs pour observer l'Ukumari trouvent dans cette activité une alternative économique viable à l'agriculture extensive.

Des approches innovantes complètent ces efforts : systèmes d'alerte précoce pour prévenir les rencontres conflictuelles avec le bétail, intégration des savoirs ancestraux des communautés indigènes dans les stratégies de conservation, et création de corridors biologiques transfrontaliers entre le Pérou et l'Équateur. Le Plan d'Action pour la Conservation de l'Ours Andin 2020-2030, adopté par les sept pays concernés, coordonne désormais les efforts de recherche et de protection à l'échelle régionale. Cette collaboration internationale, combinée à l'engagement croissant des communautés locales, offre des perspectives encourageantes pour l'avenir de l'espèce.

Andrea
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Andrea

Native de Bogota, Andrea a posé ses valises à Santiago, ville qu'elle décrypte avec la même curiosité qui la caractérise. En coulisses, elle gère l'ensemble des aspects administratifs qui permettent à chaque projet de voyage sur mesure de se concrétiser dans les meilleures conditions.

Son regard aiguisé sur les réalités sud-américaines constitue un socle précieux pour l'équipe, participant directement à l'authenticité des expériences proposées.