Le Ñire, l’arbre qui résiste aux vents de Patagonie

Flore
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En randonnée dans les forêts patagoniennes, impossible de manquer ces arbres aux formes étranges, courbés comme s’ils cherchaient à échapper au vent. Les Ñires sont les compagnons résilients de tous les voyageurs qui parcourent la Patagonie chilienne et argentine. Leur nom vient du mapudungun : il signifie renard, car ces animaux aiment creuser leurs terriers sous leur ombre. Le Nothofagus antarctica, aussi appelé hêtre austral, prospère là où peu d’arbres survivent. Il s’accroche aux pentes venteuses, résiste aux hivers rigoureux et colonise les sols les plus pauvres. Ces silhouettes tourmentées racontent une histoire de survie et d’obstination.

Le Ñire, un arbre aux mille formes adapté aux conditions extrêmes

Le Nothofagus antarctica, une espèce issue d’une lignée ancienne

Le ñire est très résistant au vent fort de Patagonie, grâce à son tronc souple et à sa forme souvent basse et tortueuse.

Également appelé haya antártica, cette plante ligneuse appartient à la famille des Nothofagacées, une lignée d’arbres apparue il y a environ 80 millions d’années, à l’époque du supercontinent Gondwana. Cette origine ancienne explique pourquoi on trouve aujourd’hui des espèces proches du ñire en Amérique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande : elles descendent toutes d’ancêtres communs qui occupaient les forêts gondwaniennes avant la séparation des continents. Aujourd'hui, le Nothofagus antarctica pousse exclusivement dans les forêts subantarctiques de Patagonie chilienne et argentine.

Il peut atteindre jusqu’à 20 mètres de hauteur dans certaines régions, mais il prend souvent une forme arbustive dans certaines régions, notamment en altitude. Son tronc tortueux et noueux, sa couronne globuleuse et ses branches qui partent parfois dès la base lui donnent une silhouette reconnaissable entre toutes. Son écorce gris argenté chez les jeunes arbres devient brune et profondément fissurée avec l'âge. Ses feuilles caduques, ovales et dentelées, mesurent entre 1 et 3,5 cm. Sa véritable singularité réside ailleurs : dans sa capacité à habiter l'inhabitable.

L'habitat du Ñire : un arbre qui s'adapte à tous les extrêmes

Le Ñire possède une capacité d'adaptation rare qui lui permet de coloniser une diversité d'habitats impressionnante. Du niveau de la mer jusqu'à 1 500 mètres d'altitude, il prospère dans des environnements où peu d'arbres osent s'installer. Cette plasticité morphologique fait de lui un véritable caméléon végétal : d’une hauteur moyenne de 10 à 15 mètres dans les vallées protégées, il se transforme en buisson rampant et tordu sur les crêtes exposées aux vents violents.

On le trouve aussi bien dans les forêts hautes et denses que dans les forêts basses plus ouvertes. Il colonise les zones humides particulières, ces milieux intermédiaires entre terre et eau comme les marges de tourbières d'altitude. Il s'installe dans les matorrales arbustifs, traverse les prairies et marque même la limite entre forêt et steppe, ces étendues semi-arides où le sol nu affleure et où la végétation se fait plus clairsemée. On le croise le long des cours d'eau, dans les zones perturbées par l'homme, sur des sols pauvres et des pentes raides que d'autres espèces refusent.

Sa tolérance écologique surpasse largement celle de ses cousins. Le Lenga (Nothofagus pumilio) préfère les altitudes moyennes et les sols bien drainés. Le Coihue (Nothofagus dombeyi) recherche l'humidité constante des vallées. Le Ñire, lui, accepte tout : il forme des forêts pures là où les conditions sont trop rudes pour d'autres, ou se mêle au Roble blanco et au Guindo dans les zones plus clémentes. Son rôle de pionnier est reconnu comme central. Après un incendie ou un glissement de terrain, il arrive en premier, enrichit le sol par ses feuilles caduques et crée les conditions favorables pour que d'autres espèces s'installent ensuite.

Le Ñire dans la culture patagonienne : légendes et usages ancestraux

Légendes mapuches et selk’nam

Le ñire occupait une place importante chez les peuples autochtones de Patagonie, qui utilisaient son bois pour le feu, les outils et la construction de refuges.

Le Ñire occupait une certaine place dans la vie et l'imaginaire des peuples de Patagonie. Pour les Mapuches, il abritait le "ngen-mamüll", l'esprit de l'arbre, qu'il fallait respecter avant toute utilisation. Une légende raconte qu'un Pillán, esprit des volcans, fut sauvé d'une chute mortelle lorsque sa longue barbe s'accrocha aux branches solides d'un Ñire. En remerciement, il lui offrit cette barbe protectrice : c'est la "barba de viejo", ce lichen vert clair qui les couvre aujourd'hui dans toute la Patagonie et les protège du vent et de la neige.

En Terre de Feu chez les Selk'nam, une autre légende explique l'origine de l'automne. Un jeune voyageur nommé Kamshout raconta avoir vu des forêts qui changeaient de couleur et perdaient leurs feuilles. Personne ne le crut, et il mourut de chagrin dans la forêt. Il revint alors à la vie sous forme d'oiseau aux plumes rouge, jaune et verte, touchant les feuilles qui tombaient ensuite au sol. Ainsi naquit l'automne.

Les vertus médicinales redécouvertes

Son bois dense sert à fabriquer des outils, des arcs et à chauffer les habitations durant les hivers rigoureux. Mais c'est surtout en médecine que ses propriétés impressionnent. L'écorce, riche en tanins, est utilisée pour ses effets anti-inflammatoires. En infusion, les feuilles soignent les affections respiratoires.

Protéger le hêtre austral : enjeux et solutions

L'exploitation du bois de chauffage sans gestion durable et la conversion des forêts en pâturages pour le bétail affectent sa régénération naturelle. Le piétinement et le broutage par le bétail empêchent les jeunes plants de croître, et les épisodes de sécheresse fragilisent les spécimens adultes. Le Chili et l'Argentine ont lancé en 2018 un Programme de Conservation du Nothofagus. Ce projet transfrontalier crée des aires protégées, établit des banques de semences et développe des protocoles de restauration adaptés à chaque environnement.

Où observer le Ñire lors de vos randonnées en Patagonie ?

Les meilleurs parcs pour découvrir cet arbre emblématique

Cet arbre se trouve principalement dans les régions du sud du Chili (du Maule jusqu’à Magallanes) et d’Argentine (de Neuquén jusqu’à la Terre de Feu).

  • Parc national Conguillío, Araucanía (Chili)

Le parc national Conguillío est un lieu idéal pour observer le ñire aux côtés d’autres espèces natives comme la lenga, le coihue et l’araucaria.

Bien plus au nord que la Patagonie proprement dite, ce parc d’Araucanie abrite des forêts mixtes d’araucarias, de lenga et de Ñire, qui y prospère facilement. Le parc compte plusieurs sentiers à travers les forêts de Nothofagus. Sur le sentier de Los Carpinteros, on croise souvent le pic de Magellan en pleine activité. Cet oiseau endémique ne se nourrit que dans l'écorce de ces arbres. Le bruit sec de son bec résonne avec le volcan Llaima en arrière-plan.

  • Parc national Patagonia, région d'Aysén (Chili)

Ce parc récent protège d'importantes forêts dans les vallées et zones de transition. Idéal pour observer comment l’espèce habite différents habitats et crée des écotones riches en biodiversité.

  • Parc Los Ñires, Aysén (Chili)

Comme son nom l'indique, ce parc est entièrement dédié au Nothofagus antarctica. Une expérience autoguidée permet de se connecter à la flore native, d'observer les oiseaux et de traverser de magnifiques forêts de Ñire et Lenga. Parfait pour les familles et les randonneurs débutants avec des miradors naturels disposant de vues panoramiques sur la steppe patagonienne.

  • Parc national Torres del Paine (Chili)

L'un des sites iconiques de la Patagonie chilienne, qui abrite des forêts de transition où le Ñire coexiste le Lenga et le Coihue. Les sentiers donnent des vues spectaculaires sur les massifs granitiques et traversent des zones où les Nothofagus marquent la frontière entre forêt et steppe. À Cerro Guido, des feuilles fossilisées attestent la présence de Nothofagus depuis l'ère des dinosaures.

  • Parc national Karukinka, Terre de Feu (Chili)

Ce parc protège d'immenses forêts, parfois en peuplements quasi purs, pour une expérience immersive dans l'univers de cet arbre des confins du monde.

  • Parc national Nahuel Huapi (Argentine)

Dans ce parc près de Bariloche, le Ñire domine les fonds de vallées et les pentes jusqu'à 1 200 mètres d'altitude. Les sentiers faciles d'accès traversent des forêts où il prospère dans les zones sujettes aux gelées fréquentes et aux sols parfois gorgés d'eau.

  • Parc national Los Glaciares, El Chaltén (Argentine)

Autour du village d'El Chaltén, capitale du trekking en Argentine, ces arbres marquent la transition entre zones rocheuses,  steppe aride et zones forestières plus denses. Les randonnées vers le Fitz Roy ou le Cerro Torre traversent ces paysages où le Ñire tordu par le vent donne une touche brute aux paysages.

  • Parc national Tierra del Fuego (Argentine)

L'un des écosystèmes les plus australs de la planète où le Ñire poussent jusqu'au bord de la mer. Il cohabite avec d'autres Nothofagus dans un environnement subantarctique unique, créant des paysages d'une beauté sauvage incomparable.

Les saisons du Ñire : quand partir en Patagonie ?

Les feuilles du ñire sont petites, arrondies, avec des bords légèrement dentelés, et elles deviennent jaunes à rouges en automne, ce qui permet de les reconnaître facilement.

Son cycle rythme les saisons de Patagonie et transforme radicalement les paysages au fil des mois. Au printemps (septembre-novembre), les bourgeons s'ouvrent dès que le sol dégèle, libérant une fragrance douce. Les petites feuilles vert tendre émergent accompagnées de fleurs discrètes pollinisées par le vent, marquant le réveil de la forêt. L'été (décembre-février) voit le feuillage atteindre sa maturité en formant une canopée dense où se développent de petites noix triangulaires qui nourriront la faune. C'est la saison idéale pour randonner dans les sous-bois.

C'est en automne que les Ñires révèlent leurs plus belles couleurs. De mars à mai, le jaune d'or vire au rouge orangé. Pablo Neruda y voyait "un incendie doux qui embrase les vallées sans les consumer". En hiver (juin-août), le Ñire entre en dormance, sa silhouette nue et tordue sous la neige devient iconique des paysages du Grand Sud.

Comment reconnaître le Ñire parmi les autres Nothofagus ?

Dans les forêts patagoniennes, le Ñire et le Lenga se côtoient de près. Cousins botaniques, ils présentent des silhouettes et des feuillages similaires. Cette ressemblance complique leur identification. Voici les indices qui les séparent :

  • La feuille, votre meilleur indice : ses feuilles mesurent entre 1 et 3 cm de long, avec des bords dentelés de façon irrégulière, comme un petit serrucho (scie). Le Lenga, lui, présente des bords à la fois crénelés et dentelés de manière régulière, formant de petites "montagnes" suivies de dents de scie. Cette différence est subtile mais déterminante.
  • La taille et le port : l’arbre dépasse rarement 8 à 10 mètres de hauteur et adopte souvent un port tortueux, tandis que le Lenga peut atteindre 30 mètres avec un tronc droit. Le Ñire forme des bosquets compacts et uniformes, alors que les forêts de Lenga présentent des clairières naturelles.
  • Les couleurs d'automne : en mars-avril, il vire à l'orange éclatant, tandis que le Lenga prend des tons davantage rouges. Son écorce grisâtre caractéristique et ses feuilles alternes complètent ce portrait-robot qui vous permettra de l'identifier sans erreur lors de vos randonnées.
Marilys
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Marilys

Avec plusieurs années d'expérience en communication et en marketing digital, Marilys a fait de l'Amérique du Sud son terrain d'exploration privilégié, avec un regard curieux et bienveillant.

Elle s'intéresse autant à la biodiversité exceptionnelle des différentes régions, aux paysages glaciaires et aux mystères archéologiques, qu'à la cosmovision andine et à la sagesse ancestrale des premiers peuples.

Ses recherches minutieuses et son vécu personnel sur place alimentent ses connaissances, qu'elle partage avec enthousiasme. Son regard polyvalent lui permet de transmettre dans ses écrits les multiples facettes du Chili et de l'Argentine.